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les mauvaises nouvelles de Peter Chafy
10 juillet 2020

Cold case

COLD CASE

 

Quand j'ai tué ce type je n'ai eu ni remords ni satisfaction. Il fallait que quelqu'un le fasse je me suis trouvé au bon endroit au bon moment c'est tout.

Au début des années soixante il y avait encore plusieurs bases américaines à Orléans, au nord en haut du faubourg Bannier à la caserne Coligny et dans les bois au sud à proximité d'Olivet. La mère de mon copain Chantalou y travaillait, si bien que nous pouvions entrer dans la base de Chanteau pour y jouer au tennis. Ce qui m'avait le plus impressionné c'était un gymnase chauffé avec un parquet en bois alors que nous devions nous contenter de hangars en tôle ondulée avec un sol en ciment aux multiples nids de poules. On avait le sentiment de vivre dans le futur, grosses bagnoles comme on voit maintenant à Cuba, cars scolaires remplis de filles habillées comme dans les films, King créole ou la fureur de vivre. Il y eu jusqu'à 13000 soldats, femmes et enfants. C'était un peu d'Amérique qui vivait à côté de nous. Je dis bien à côté, pas avec nous. Il y eu quelques mariages mixtes mais je ne sais pas ce qu'ils sont devenus quand De Gaulle pria tout le monde de débarrasser le plancher en 1967. Les bases furent entièrement saccagées par les G.I. avant leur départ. Si bien que l'on ne put rien récupérer du rêve américain.

Pendant la présence des forces yankee beaucoup de trafics en tout genre permettaient à des milieux interlopes de prospérer. Orléans était un centre logistique qui approvisionnait les bases en Allemagne, aussi beaucoup de marchandises « tombaient des camions » permettant aux habitants d'améliorer leur maigre ordinaire. Cigarettes, alcool, nourritures, armes, drogues...

Après guerre la ville d'Orléans était dans mon souvenir assez noire avec pas mal de ruines dues aux bombardements de haute altitude qui visaient la gare des Aubrais. Toutes les rues de la ville étaient pavées. La nationale 20 traversait la cité de part en part. Les voitures de parisiens bouchonnaient dans les rues étroites pour les départs en vacances. Les voir passer était notre principale distraction je restais des heures à la fenêtre avec ma sœur imaginant la vie de ces êtres étranges promis à de merveilleuses villégiatures.

Le centre ville étaient ceinturés par les boulevards qui étaient des jardins publics avant guerre. Comme de nombreux bâtiments administratifs avaient été bombardés on y installa à la libération de longues lignées de baraquements provisoires pour abriter les services municipaux et ministériels. Petit à petit apparurent aussi des bidonvilles pour loger tous ceux qui étaient en attente de logements, ce fut le cas sur le boulevard Rocheplate à côté de l'église Saint Paterne.

La boucherie de mon père était juste en face de l'église. Ma chambre était au deuxième étage à une cinquantaine de mètres à vol d'oiseaux des puissante cloches qui pour un mariage ou pour annoncer les messes se déchaînaient. La première volée carillonnait à sept heures trente du matin. Ce brouhaha énorme ne me réveillait plus, seule l'absence de bruit quand le système électrique du dispositif étaient en rade me faisait sursauter, je croyais avoir oublié l'heure du collège.

Le type qu'il m'a fallu tué, Philippe Gevel avait été à la tête du gang dit du Martroi l'un des plus prospères et des plus efficaces dans les trafics en tout genre piloté par quelques mafieux américains. Le rôle des français était capital car eux seuls connaissaient les canaux pour écouler la marchandises dans toutes la France. Après le départ des forces U.S. Gevel se trouva en difficulté, un mandat d'arrêt fut émis contre lui, il avait été balancé par ses comparses qui voulaient se refaire une virginité en participant aux affaires juteuses liées à la Reconstruction. L'homme trouva refuge dans le bidonville situé à moins de cent mètres de notre domicile. En peu de temps il devint le caïd du lieu en distribuant un peu d'argent et en menaçant ceux qui auraient été tentés de le dénoncer. Certains affirment qu'il n'hésita pas à tuer quelques gosses pour mettre les parents au pas. Il s'entoura de types peu recommandables mais incapables de survivre sans son aide. La police savait plus ou moins ce qui se tramait dans ces bas-fond mais elle n'avait pas l'envie de donner un coup de pied dans la fourmilière, elle préférait fixer les malfrats en un lieu connu aussi le dénommé Gével pouvait aller et venir à sa guise. Pour ma part je n'avais pas une âme de justicier, je me contentais d'ignorer les exactions qui se passaient dans le bidonville comme tous les habitants du quartier d'ailleurs.

Tout changea radicalement quand ma mère m'appris que des clients de la boucherie lui avait dit qu'elle avait vu ma sœur dans un bistrot mal famé de la rue de la gare avec le fameux Gevel. Il faut en parler à Caroline les clients se sont peut être trompés, je sais qu'elle est est d'un romantisme perverti et d'une crédulité rare mais quand même. Surtout ne dis rien à ton père, il pourrait être violent.

Des clientes t'ont vu avec ce bandit de Gevel, c'est un proxénète, un gangster et toi tu t'affiches avec ça. Ma mère attaqua très fort espérant que sa fille plaide l'innocence. Ce fut tout le contraire. Philippe est un bon ami, c'est un poète il écrit des vers magnifiques. C'est le Villon d'aujourd'hui. J'ai beaucoup de points communs avec lui. Il dit que le peuple est conduit à la misère par des puissants sans scrupule, il est comme moi il aime le peuple. Nous sommes restés abasourdis par ses déclarations, il fallut attendre au moins dix secondes avant que ma mère ne se fâche tout rouge en interdisant à sa fille de revoir ce type sinon elle partirait immédiatement en pension et son père irait à la police. Nous étions persuadés qu'elle avait compris le message et que l'incident était clos.

Il se passa environ un trimestre avant que ma sœur ne disparaisse, elle avait vidé la moitié de son armoire et remplit deux grandes valises. Bien entendu on pensa qu'elle avait rejoint le sinistre Gevel. La police pris très au sérieux la disparition d'une jeune femme encore mineure puisque la majorité était à cette époque à vingt et un an, aussi elle s'empressa de ne rien faire tout en affirmant à mes parents qu'elle se dépensait sans compter pour retrouver la fugueuse. Plus tard on apprit qu'elle avait fait la connaissance d'un jeune homme de bonne famille qui fréquentait le Collège Saint Euverte, tout deux s'étaient pris de passion pour la révolution cubaine et s'étaient réfugiés à Fleury-les-Aubrais, célèbre pour sa gare et pour son maire le communiste André Chène. N'ayant que de vagues connaissances de la géographie, ils pensaient pouvoir profiter de ces circonstances favorables pour se faire téléporter sur la grande île des caraïbes, ou quelque chose comme cela.

Pour l'heure j'avais toute raison de penser que la surveillance de Philippe Gevel finirait bien par me conduire à la malheureuse que je croyais séquestrée et qu'il avait sûrement prostituée. J'employai toutes mes journée à traquer la bête infâme. Je n'allais plus à l'école trop occupé à ma surveillance continuelle du bidonville. Mes parents étaient dévastés et pas en mesure de me dire quoique ce soit. Petit à petit je pouvais avoir une idée plus précise de l'emploi du temps de Gevel. En fait il passait presque toute sa journée dans les baraquements, il allait de l'un à l'autre, une ou deux fois par semaine ils rencontrait ses comparses dans un petit bistrot tout à côté. Les séances duraient plusieurs heures et ils ressortaient toujours chancelants. Gevel retournait à son taudis il était le seul à marcher droit. Je ne le voyais jamais avec des femmes encore moins avec ma sœur. Je continuais à penser malgré tout qu'il était responsable de sa disparition. J'étais plus que jamais déterminé à continuer ma traque.

Quand arrivèrent les fêtes de Jeanne d'Arc début mai, soit trois mois après la disparition de ma sœur, je savais tout de l'emploi du temps de Philippe Vegel je pouvais même anticiper ses déplacements. Les festivités de la Pucelle durent une ou deux semaines avec en point d'orgues les feux d'artifices et le grand défilé du 8 mai où la moitié de la population regarde l'autre moitié défiler revêtant les habits de ses origines ou de sa charge institutionnelle. C'était une période de folie où les chiens d'Orléans comme les appellent les gens d'alentour se transforment en une foule joyeuse et débonnaire.

C'est en revenant des bords de Loire où m'avaient entraîné quelques amis pour assister aux feux d'artifices que je vis assis sur le parapet du pont Royal le sinistre Vegel, contrairement à ses habitudes il semblait très ivre et s'appuyait sur les épaules d'une femme qui fumait une cigarette, indifférente à l'agitation ambiante. Comme un robot je me dirigeais vers lui et profitant de l'ombre que me fit un petit groupe qui passait à proximité, je pris les pieds du type et le basculais dans le vide. J'entendis le bruit mat d'un crâne qui éclate sur un rocher une vingtaine de mètres en dessous. Personne ne se rendit compte de rien, sauf la femme qui jeta un œil au pied de la pile du pont et me dit : « personne ne le regrettera », elle jeta son clope et disparut dans la foule.

J'avais commis une terrible erreur, comment faire pour retrouver ma sœur maintenant que son kidnappeur coulait des jours éclatés dans la Loire. Dans quel cloaque était-elle retenue ?

Comme par enchantement elle réapparu deux ou trois semaines après, elle me fit un court compte rendu de son aventure à Fleury-les-Aubrais où elle avait rencontré un algérien beau comme un dieu et épousait maintenant la cause du FLN, elle me chargea de transmettre son salut à nos parents et disparu.

Les journaux firent état de la mort de Philippe Gevel, sans doute un accident dû à l'excitation des fêtes de Jeanne d'Arc, à peine un entrefilet dans la Nouvelle République du Centre. Je ne regrettai en rien ma méprise, j'avais seulement utilisé la pesanteur, c'est elle qui était la vraie responsable.

Je n'eus ni cauchemars ni remords, j'oubliai rapidement cette bascule meurtrière.

 

Tout cela est arrivé il y a si longtemps, pas loin de trente ans voire un peu plus. Que suis-je devenu ? Je me pose la question, je crains de n'être rien devenu. J'ai fait comme presque tout le monde. Travail, vacances, amour et désamour. J'ai repris la boucherie de mon père, au pire moment, les autres commerces de la rue avait fait place à des banques et des agences immobilières. La boutique se trouvait isolée, les gens font leur courses ailleurs, plus haut faubourg Bannier ou carrément dans les grandes surfaces tout autour de la ville. A la grande époque quand le quartier fourmillait de monde la boucherie ne désemplissait pas, les quatre bouchers ne chômaient pas, le mercredi matin c'était l'abattoir, la camionnette au retour était chargée d'un bœuf, d'un cheval, et d'un veau qui avaient été abattus tôt le matin. Il fallait alors préparer tout cela pour en faire des rôtis, des beefsteaks, des côtes et entrecôtes, de la viande haché, du pot au feu, du bourguignon, du filet pour le restaurant Jeanne d'Arc et beaucoup d'autres choses. Au fil du temps il y a eu de moins en moins de monde à la fin il ne restait qu'un commis, l'humeur joviale de mon père se transforma en une bile amère, il s'en prenait à tout le monde, aux rares clients, à son aide, à ma mère qui tenait la caisse, ce qui accéléra un peu plus la chute de son affaire. Il prit sa retraite assez tôt retourna dans le Jura et me laissa les ruines de sa boucherie, il ne restait que la devise de la maison écrite sur un vieil écriteau en plastique : Vendre pour vendre n'est pas notre façon de travailler bien vous servir est notre métier. Je compris rapidement une chose, il ne fallait pas faire comme lui. Le seul atout de son commerce était sa situation en plein centre ville, ce que les agents immobiliers appellent l'hyper centre.

Heureusement je rencontrai à ce moment là Charlotte qui m'initiait aux danses modernes lors du bal de l'Institut chaque samedi soir haut lieu des nuits orléanaises. Elle était enjouée et dynamique. Elle me dit lors d'un madison qu'elle en pinçait pour moi et qu'on devrait se marier. Pourquoi pas répondis-je. On se maria quelques semaines après. Elle travaillait dans la plus grande étude notariale de la ville. Rapidement elle prit la mesure de ma situation financière. Elle me conseilla de louer le fonds de commerce à une coiffeuse et vit tout le parti qu'on pouvait tirer de la maison attenante qui était composée de neuf pièces sur deux étages, très mal disposées et pas mal dégradées autour de la cour de l'ancienne boucherie. Bureaux ou appartement ? Elle tranchât bureaux et appartement. Un architecte organisa les travaux et installa son atelier. Il en fit un magnifique espace, Charlotte et moi occupions un spacieux appartement au deuxième étage. Le financement fut un de ces mystères que seuls les officines de notariat maîtrisent. Les cloches de l'église Saint Paterne continuèrent à sonner à quelques dizaines de mètres de notre tête de lit. Je n'y prêtais pas attention. Charlotte ne s'y habituait pas. Ce fut la raison qu'elle invoqua quand elle partit après quelques années avec un notaire danseur de tango, dans les profondeurs du Périgord, loin de tout campanile.

Pendant tout ce temps ma sœur continuait à vivre sa vie d'exaltée à plein temps, un temps au Brésil où un autochtone lui avait fait un enfant, puis revenue en France elle avait connu un chilien révolutionnaire exilé qui lui avait fait un autre enfant. Elle ignorait que j'avais tué un homme pour la libérer d'une emprise imaginaire.

J'étais un peu désœuvré, mais pas trop. Les loyers payés par la coiffeuse et l'architecte suffisaient à m'assurer un revenu convenable. Je faisais beaucoup de vélos dans le val de Loire et en forêt d'Orléans. Le reste du temps je le passai au bar tabac près de la rue Chapon. Cartes, paris hippiques et Picon-bière. Un type étrange et sympa avait fait du rade son quartier général, il était journaliste à la Nouvelle République, un peu écrivain et grand amateur de Gris-Meunier un vin de la région qui procure une inspiration poétique infinie. Son prénom était Jean Bernard, c'est tout ce dont je me souviens. Il nous arrivait de parler jusqu'à la fermeture du tabac tard le soir, nous échafaudions des projets de grands voyages en Sibérie, en Patagonie. Mais nous n'avons jamais dépassé Jargeau célèbre pour ses andouillettes lors de nos périples en 4L Renault. Nous ne rations jamais une séance de ciné club salle Hardouineau près de la mairie, le confort était précaire une vingtaine de bancs tout au plus. Pour voir l'écran il fallait se mettre sur la pointe des fesses qui devenaient aussi rouge que le Désert de la même couleurou que le fond de l'air de Chris Markerégalement de la même teinte que notre postérieur. Il s'en suivait un débat mis à profit par les intellectuels du cru pour s'étriper sauvagement.On travaillait aussi sur le scénario d'un film qui se situait à mi-chemin entre la guerre est finie et Charly et ses deux nénettes. On s'occupait quoi, la vie était douce.

As tu lu mon dernier article sur le Rimbaud orléanais ?  Jean Bernard semblait heureux, on va en parler sur Fr3 ce soir continua-t-il, ils sont venus m'interviewer hier. J'ai été contacté par la fille de ce poète inconnu il y a quelques temps, elle écrit un livre sur son père et publie ses poèmes qui sont proprement hallucinants. Elle s'appelle Sabine Gevel son père était Philippe Gevel un bad boy très bad. Le type a été retrouvé mort dans la Loire dans les années soixante, crime, accident, suicide ? Elle enquête et me demande de l'aider. Je trouvais une excuse improbable et m'enfuis du bistrot.

L'internet m'apprit que la prescription pour crime était de vingt ans, normalement je ne risquais rien pénalement. Mais quelle désastreuse image auraient de moi mes contemporains, je n'avais pas tué une misérable frappe sans scrupule mais un génie de la littérature, un Villon un Jean Genet.

En fait je m’aperçus que je ne savais pas grand chose du type que j'avais tué, certes j'avais paniqué quand ma sœur avait été vu avec lui dans un bistrot et j'en avais fait le monstre absolu alors que ce n'était peut être qu'une petite frappe de bas étage. Il y avait peu de chance qu'on remonte jusqu'à moi puisque à l'époque les journaux parlaient d'un accident dû à la folie des fêtes de Jeanne d'Arc. La femme qui avait assisté au meurtre ne me connaissait pas et elle n'avait pas paru très chagrinée de la culbute de son copain. Je me faisais du mouron pour rien. Ce rebondissement était seulement désagréable et perturbant. Je pouvais être facilement informé du déroulement de l'enquête grâce au journaliste de la Nouvelle République que je côtoyais quasi quotidiennement. J'attendis une semaine pour remettre les pieds dans le tabac prénommé le Saint'Pat où j'avais mes habitudes, je ne voulais pas paraître trop fébrile, Jean Bernard ne devait pas noter le moindre changement dans mon comportement habituel. Il était au fond de la salle assis à la table qui lui était réservée en compagnie d'une femme à l'allure très vive, elle martelait ses mots en pointant son index sur un empilement de pages étalées sur le guéridon en formica. Je m'approchais du duo, Jean Bernard me présenta à Sabine Gevel. On tient un putain de scoop me dit-il fébrile, le père de Sabine a été assassiné on a retrouvé un témoin, une femme qui était à côté de lui quand un individu a surgi et a balancé Gevel dans la Loire du haut du pont Royal. Je restai pantois. C'est l'émission du Fr3 qui a décidé la femme a se faire connaître, je l'ai eue au téléphone il y a deux heures à peine. C'est un peu gros, tu ne trouves pas, pourquoi n'a-t-elle rien dit pendant plus de trente ans risquai-je. Elle pensait que Gevel était un sale type point barre. C'est quand elle a appris sur Fr3 par la bouche de votre serviteur, qu'il était l'un des plus grands poètes français qu'elle s'est décidé à m'appeler. On va tout savoir, l'assassin de mon père sera bientôt confondu, Sabine Gevel semble très déterminée pour découvrir le meurtrier de sa crapule de père. Je quitte les deux enquêteurs à la mie de pain et je descends la rue Bannier en direction de la place du Martroi où l'on suppliciait à tour de bras sorcières et coupe jarrets au temps jadis. La question était de savoir si j'avais suffisamment changé pour qu'on ne reconnaisse les traits du type de dix-huit ans dans ma physionomie actuelle. Je n'étais pas à l'abri d'un portrait robot que l'on fait vieillir de trente ans à l'aide d'un logiciel. La malchance était minime mais pas nulle. Je devais retrouver cette femme rapidement et tester ses capacités cognitives de reconnaissance.

Il me suffit de lire la Nouvelle République du lendemain pour avoir le nom de l'inconnue du pont Royal. Jean Bernard n'avait pas hésité à publier le nom et la photo de cette femme qui habitait à Saint Denis en Val à cinq kilomètre du centre d'Orléans. Je pris ma 4L Renault et allait repérer les lieux, les pages Blanches m'avaient donné très volontiers son adresse exacte assortie d'un plan fourni par Google Maps. J'arrêtai ma voiture à deux ou trois cents mètres de la destination comme j'avais vu faire dans les séries télé. La rue était déserte, la maison de ma cible était en retrait de la rue. Je pénétrai avec précaution dans le petit jardin agencé selon les critères de l'espace naturel vanté par les meilleurs magazines horticole, autrement dit un foutoir d'herbe folle. Je frappai à la porte plusieurs fois sans obtenir de réponse. Je fis le tour de la maison et aperçu une femme assise sur une margelle de puits lisant un livre, je m'approchai rapidement d'elle, Madame Rose, vous êtes bien Madame Rose. C'est pourquoi ? Elle me dévisagea, je lui rappelai quelqu'un. Je lui pris les cheville et la balançai dans le puits, un bruit mat désagréable m'appris que sa tête avait éclaté dans le fond de l'orifice. Je repartis étrangement calme et sans me presser.

La mort de la dénommée Rose fit un bruit d'enfer dans le Landernau. On retrouva rapidement son corps car j'avais omis de faire disparaître le livre qu'elle lisait, resté en évidence à côté de la margelle. La presse nationale prit le relais de la locale. Jean Bernard n'arrêtait pas d'être interrogé par ses confrères. Le tueur de Philippe Gevel avait voulu faire taire le témoin de son acte meurtrier. Je lui fis remarquer qu'il avait grandement favorisé la tâche de l'assassin en lui fournissant le nom de la femme, pourquoi avait-il fait ça. J'ai voulu jouer au jeu du loup et de la chèvre malheureusement le loup a été le plus rapide, je devais envoyer deux gars du journal pour surveiller la proie mais ils sont arrivés trop tard. Quel cynisme ! Ne puis je m'empêcher de lâcher dans un souffle de réprobation. La police enquête ils vont sûrement trouver quelque chose, vidéo surveillance, ADN et autres on n'est plus dans les années soixante, le type ne s'en sortira pas. Je sentis un fluide glacial me traverser le dos. Je contre-attaquais, Jean Bernard si j'étais toi je la jouerais profil bas, si la police apprend que tu es le grand responsable de la mort de la femme, ta carrière va en prendre un sacré coup dans les gencives, tu devras quitter la ville pour échapper à l’opprobre générale. Intervention un peu grandiloquente certes mais qui fit mouche. Si toi et tes deux sbires vous passez à autre chose, comme les lapins écrasés ou la critique télé des émissions de Nagui, vous avez une chance de vous en sortir. Sabine Gevel est-elle au courant du coup de la chèvre ? Je vis dans les yeux du journaleux que la réponse était oui. Alors là c'est plus embêtant, elle risque de cracher le morceau à tout moment. Je la sens pas cette particulière, c'est une arriviste si ça lui rapporte elle vous balancera. Cerise sur la tarte aux fraises, tu te rends comptes tu lui as enlevé toute possibilité de retrouver le justicier heu... non je veux dire l'assassin de son papa. J'avais réussi à semer le trouble dans la légendaire sérénité de Jean Bernard. Une question me vint à l'esprit devais-je mettre hors d'état de nuire cette Mélusine ? Ce serait sûrement un élément de prudence élémentaire. Rendre service à un ami est une chose admirable, l'amitié est sacrée. Restait l'enquête de police qui pouvait me mettre en cause, si un quidam m'avait vu à Saint Denis en Val.

Je tentais le tout pour le tout, je me rendis au commissariat central et demandais à voir les enquêteurs chargés de l'affaire car j'avais des informations à leur communiquer.

D'abord me dit le lieutenant Blanchou il n'y à pas d'affaire Gevel il y a prescription depuis longtemps et il n'y a pas d'affaire Rose non plus. L'enquête de voisinage dûment diligentée nous a appris que la femme qu'on a retrouvé au fond du puits était une alcoolique notoire, je viens d'avoir les résultats du labo elle avait plus d'alcool dans le sang que de sang dans son alcool, il émit un rire gras content de sa vanne. Encore une affaire de bouclée, je vous chasse pas mais on est débordé, au revoir Monsieur, merci d'être passé. Après ces bonnes nouvelles je ne savais plus finalement si je devais encore faire disparaître Sabine Gevel et l'envoyer dans le néant de l'histoire littéraire.

Ce ne serait pas forcément utile mais d'un autre côté j'avais pris goût à ses petites distractions. Le mieux était de rencontrer la Sabine pour savoir ce qu'elle avait dans le crane, j'étais devenu un expert pour ouvrir les cranes.

Je me rendis à la médiathèque où officiait la fille Gevel. Elle me reconnut et sans méfiance m'accorda un entretien dans son petit bureau qui était si étroit qu'elle devait ranger ses stylos dans le même sens si elle ne voulait pas râper les murs. Elle rayonnait ce qui était normal pour une spécialiste des étagères. Gallimard publie les œuvres complètes de mon père dans la collection blanche, je viens d'avoir confirmation. Parfait tout est au mieux dans le meilleur des mondes. Ben non ! Ca me motive encore plus pour retrouver l'assassin de mon père. Il est sûrement mort hasardais-je d'ailleurs la police considère l'affaire comme clause, j'ai rencontré pas plus tard qu' hier le lieutenant Blanchou qui m'a confirmé la prescription pour le meurtre de votre père si toutefois meurtre il y a. Pour l'accident de la femme qui se disait témoin du meurtre ils sont sûrs que c'est un drame de l'alcoolisme vu qu'elle picolait comme un hussard. Une alcoolique qui lisait Blanche ou l'oubli d'Aragon ça ne colle pas, ils ont retrouvé le livre à côté du puits me tacla-t-elle. Ah ! encore une nouvelle embrouille. Il est vrai que ce bouquin est particulièrement coton à lire, pour ma part je n'ai jamais dépassé la page dix et encore en version mal voyant. Qu'allez vous faire ? Retrouver l'assassin de mon père bien sûr et lui rendre la vie impossible... Sur ce, je quittai la médiathèque résolu et obligé à neutraliser autant de détermination. Je ne serais qu'une fois de plus l'instrument de la pesanteur.

Je laissais passer un peu de temps pour voir comment allait avancer son enquête espérant que la lassitude la gagne. Ce fut là mon erreur.

Bien entendu ma sœur avait appris par les journaux que l'on reparlait de Philippe Gevel. Je te l'avais bien dit me reprocha-t-elle cet homme n'était pas un voyou mais un grand poète, je te l'avais dit quand je l'ai rencontré. L'un n'empêche pas l'autre objectais-je mollement. Elle avait appris l'existence de la fille du roi du marché noir, elle la rencontra et lui fit un récit passionné et ridicule de leurs échanges littéraires dans les bouges de l'avenue de la gare quelques temps après la guerre, insistant lourdement sur la réprobation totale de ses parents et de sa fuite du cocon familial. Très exaltée elle me dit qu'elle allait participer à la chasse à l'homme avec Sabine et tordre les couilles à l'odieux poèticide. Une réunion de crise eux lieu au tabac le Saint'Pat avec Jean Bernard les deux femmes et votre serviteur. En dire le moins possible me semblait une bonne stratégie, écouter seulement. Après une heure de conciliabule torturé et alambiqué, je vis un éclair bizarre dans l’œil de ma sœur, mais au fait tu l'as connu toi Philippe, il me souvient que tu avais résolument adopté le point de vue des parents non ? C'est possible plaidais-je je ne m'en souviens pas, il y a si longtemps, j'étais absorbé par mes études à l'époque. On ne peut pas t'écarter de la liste des suspects conclue froidement l'autre femme, non on ne peut pas. C'est absurde s'indigna votre serviteur pourquoi aurai-je fait ça ? Tout simplement parce que tu croyais que j'étais parti avec Philippe ou qu'il m'avait enlevé. J'ai assez entendu de conneries, je me levai en jetai un billet sur la table, la tournée est pour moi, salut !

De mon côté la liste des emmerdeurs à faire disparaître s'allongeait encore, il me faudrait culbuter pas moins de trois corps dans le précipice des faits divers, si possible en une seule fois pour ne pas me faire accuser par les autres. Ma très petite entreprise prenait des airs de PME. Qu'auriez vous fait à ma place comment vous vous y seriez pris ? Le culbutage d'un parapet, d'une margelle de puits avait l'avantage de ne pas laisser de marque sur le corps et on était jamais sûr s'il s'agissait d'un suicide ou d'un accident. La difficulté résidait dans le fait de faire asseoir ces trois clampins, au bord d'un bord et de leur prendre les chevilles en même temps pour l'ultime basculement.

LE TUEUR IDENTIFIE, un titre qui sonnait clair et lugubre en deuxième page de la Nouvelle République du Centre. Jean Bernard avait ignoré tout conditionnel dans son article. Deux jours après notre dernière rencontre cet immonde scoop avait été publié par le journal régional désignant un honnête citoyen livré à la vindicte des chiens d'Orléans. Le journaliste faisait une description précise des événements qui s'étaient soldés par la mort de huit victimes toutes frappées par les méfaits de la pesanteur. Je relus plusieurs fois son charabia, il était bien écrit huit, le chiffre huit, celui qui arrive juste après le chiffre sept. Pour être franc et sincère qui sont mes qualités premières j'avais occulté avec le temps tous ces accidents. J'avais fait un déni de bassesse. N'importe quel psychiatre vous le confirmera on occulte facilement ce qu'on veut oublier. Je me souviens vaguement maintenant que j'avais du faire basculer dans le vide quelques témoins de la scène du malheureux accident survenu à Philippe Gevel qui restait à mes yeux un coupe jarret sans foi ni loi. J'avais cru que le groupe de trois qui passait n'avait servi qu'à me dissimuler pendant que j'empoignais les chevilles du poète maudit. Les malandrins avaient tout vu, ils me connaissaient on étaient au Lycée ensemble. Ils ont voulu me faire chanter mais voilà moi je chante faux. Poussé sous le tramway, s'éclatant sous un camion ne respectant pas les limitations de vitesses que sais-je encore. Deux autres individus sans vergogne qui doutaient stupidement du côté accidentel de mes intervention avait vu leur barque chavirée alors qu'il pêchait dans la Loire à côté d'une bouche d'égout. Tout cela me revient en mémoire. Je croyais que tout cela était dernière moi et bien je vais devoir traiter encore trois cibles. Un journaliste, une parente très proche et une justicière à la mie de pain. La vie est un éternel recommencement, l'éternel retour.

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